le loyer

le proprio est passé
il a dit qu'il reviendrait
un peu plus tard en soirée
il veut collecter son loyer
qui est dû pour demain
on a juste assez
ça va être correct
qu'on se dit
comme pour se rassurer
en sachant bien
que c'est pas tout à fait vrai
qu'en fait on ne le sait pas
on va faire quoi le mois prochain
tu me dis de ne pas penser à ça
mais pour vrai
on va faire quoi?

c'est la plus jeune qui a eu l'idée
elle ne parle pas souvent
mais quand ça arrive
c'est toujours vraiment wise
comme si elle avait sept cents ans
une ancêtre du futur
avec un cœur
plus gros que ses poings
qui comprend toujours toute
ce qui est en train de se passer
et qui a toujours
des lumières dans les yeux
des envies indomptables
des plans imprévisibles
pis des idées que
quand tu les entends
ça te brasse un peu
mais assez rapidement
tu fais ah ben oui crisse
c'est évident pourquoi qu'on
n'avait pas pensé à ça
nous autres?

on s'est regardé·es
quelques minutes
en silence
c'est pas légal
mais c'est tu moral
c'est tu acceptable
de même juste y penser
comment qu'on pourrait
faire ça sans se faire prendre
imagines-tu ce que
ça voudrait dire pour la suite
est-ce que ça ferait
de nous des monstres?

les questions se posaient
et se répondaient d'elles-mêmes
dans nos yeux
dans nos soupirs
dans nos silences

pis c'est quand
qu'on a arrêté
de retenir nos sourires
qu'on a compris
ce qui allait se passer
qu'on a compris
qu'on venait de se mettre d'accord

on a eu
une quarantaine de minutes
pour se préparer
avant l'heure
pas pour être dramatique
mais on pourrait dire
l'heure fatidique
avant qu'on n'ait plus le choix
avant que nos cœurs battent
à en faire shaker les murs
de cette maison trop chère
trop vieille trop maganée trop chère
avant que ça cogne à porte

t'sais quand le plan
est tellement audacieux
tellement contraire
à ce qu'on a appris
tellement différent
que tu peux pas vraiment
anticiper complètement
comment ça va se passer
tant que c'est pas
en train de se faire

on est comme
dans un état second
entre l'éveil et le rêve
c'est le moment
où toute se peut
ça recogne à porte
ça nous fait rire
on improvise
ça feele comme un jeu
on n'a pas été excité·es
de même depuis des mois
c'est moi qui va ouvrir
c'est encore le proprio
qui veut encore son cash
il m'appelle monsieur
et je me mords
l'intérieur de la joue
je lui donne l'enveloppe
et j'en profite
pour lui demander
s'il veut venir
jeter un coup d’œil
au robinet dans la cuisine
qui s'est remis à couler pas mal
ça se voit tout de suite
que ça le fait chier
qu'il a pas juste ça à faire
que ce serait préférable
qu'il puisse prendre son loyer
et redisparaître pour un mois
il grogne quelques mots
que je ne comprends pas
et se dirige vers la cuisine
sans se donner la peine
d'enlever ses grosses bottes
qui font des petites flaques
sur le plancher

en se penchant
sous le lavabo
pour regarder
la tuyauterie
le proprio
s'est cogné
la tête
fort
sur la barre de métal
dans tes mains
y'avait juste toi
d'assez sensible
avec assez d'amour
avec assez d'humanité
pour accepter de t'en occuper
un peu plus tard
tu m'as avoué
que juste avant
de l'assommer
t'avais pensé fort
aux onze familles du quartier
expropriées
dans le dernier mois

ça s'est faite assez vite
je vous épargne
le boute plate de l'histoire
le duct tape
la corde
et par boute plate
je veux dire
la bataille
le climax
la scène d'action
qui finit invariablement
dans le trailer du film
la trame sonore qui s'énarve
pour te faire comprendre
la gravité de la situation
de toute façon
il ne s'est pas débattu
tant que ça
pis le cinéma mainstream
est à mourir d'ennui

c'était un peu surréel
ça s'est faite vite
mais on a pris le temps
de savourer chaque geste
de prendre conscience
que ce n'était ni la colère
ni la vengeance
qui nous animait
juste une sorte de
de plaisir
comme j'imagine
le soupir du monde
à la fin de la guerre
ou de trouver enfin
le bon dosage
pis la bonne sorte
d'antidépresseurs
ou ta mère
qui n'en revient pas
d'avoir survécu
à l'hostie de cancer
le soulagement
la légèreté
la joie
simple
et rauque
de la libération

on l'a attaché
d'en haut de l'escalier
la tête par en bas
pis on l'a oublié là
ça a faite une petite flaque
sur le plancher

on s'est retrouvé·es
autour de la table
dans la cuisine
on a réparé le robinet
en pleurant de joie
pis on a commencé à réfléchir
à ce que ça voulait dire
à ce qu'on allait pouvoir faire
maintenant qu'on était
enfin
chez nous

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